Libération, le 20 janvier 2021
Daphné Deschamps
Un an après l’abandon du projet commercial EuropaCity, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées dimanche dans le Val-d’Oise pour dire non à une gare au milieu des champs et défendre un projet d’un hub du bio en Ile-de-France.
Ils sont plusieurs centaines, rassemblés sur une petite parcelle, très vite transformée en mare de boue, ce dimanche, à l’appel du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG), malgré un froid piquant et les chutes de neige de la veille. Venus avec drapeaux et pancartes, on trouve en bordure de cette route départementale du Val-d’Oise des organisations écologistes, des collectifs issus de diverses zones à défendre (ZAD) et lieux de luttes d’Ile-de-France, mais aussi des élus locaux et des cadres d’Europe Ecologie – les Verts (EE-LV) et de La France insoumise. Au programme de la journée : assemblée générale des collectifs en lutte, prises de parole en soutien au projet de Coopération pour une ambition agricole, rurale et métropolitaine d’avenir (Carma), et réflexions sur l’avenir de la mobilisation. Dans tous les esprits, un objectif : faire de cet espace le laboratoire de la transition agricole, des circuits courts et de la marche vers davantage d’autosuffisance alimentaire en Ile-de-France.
Entre une départementale à droite et des hectares de champs à gauche, il n’y a que trois tentes blanches plantées sur un minuscule pré herbeux. Une pour les prises de parole, une pour la cantine, qui propose des soupes locales à prix libre, et une pour les signatures du «Serment du Triangle», le texte symbolique rédigé pour l’occasion. Quelques enfants courent entre les «trente génies» disséminés autour des tentes, sortes de tubes de tissu colorés sur lesquels sont peints des visages. Pendant ce temps, les adultes s’agglutinent sous la grande tente pour écouter l’histoire des terres agricoles qu’ils sont venus défendre, et discuter des grands projets d’avenir qu’ils ont pour la zone.
Photo Denis Allard pour Libération
Formé contre le projet de mégacentre commercial Europacity, abandonné en novembre 2019, le CPTG lutte contre l’urbanisation des terres «les plus fertiles d’Ile-de-France». La parcelle de la Patte-d’Oie, sur laquelle sont dressées les tentes du rassemblement, est l’une d’elles : d’ici quelques semaines, elle pourrait déjà être en travaux, pour la construction de la gare «Triangle de Gonesse» de la future ligne 17 du métro, au milieu des champs. Une aberration pour les militants, qui redoutent la bétonisation accélérée de la zone, puisque la première habitation se trouve à plus d’un kilomètre de la (future ?) station. Des recours ont été déposés par le collectif, mais n’ont pas encore été tranchés. Pour défendre son contre-projet centré autour d’une agriculture maraîchère, biologique et en circuit court, le projet Carma, lancé en 2016, espère tirer parti du rapport du haut fonctionnaire Francis Rol-Tanguy, rendu à l’été 2020 et dévoilé il y a quelques jours par Libération.
Un combat sur plusieurs plans
Il est pourtant difficile, quand on arrive au bout de la route boueuse, d’imaginer ce potentiel hub d’agriculture écologique et bio. Les militants, eux, s’y voient déjà. «On ne s’est jamais dit que l’abandon d’Europacity suffirait à sauver les terres agricoles de Gonesse», explique Bernard Loup, président du CPTG. Pour lui, la lutte est un symbole de ce que pourrait être l’agriculture du futur. Le CPTG travaille depuis la première heure avec Carma. «C’est parfait comme projet, surtout avec des terres fertiles comme celles-ci, juge Alain, maraîcher bio à Cergy (Val-d’Oise). Le circuit court, ça marche. Tous ces hectares disponibles, c’est dommage d’y faire pousser du blé, quand on pourrait y mettre des légumes. Evidemment, le blé, ça nourrit, mais ça ne fait pas tout.» L’Ile-de-France est la région avec le moins d’autonomie alimentaire du pays : seulement 2% de la nourriture qui y est consommée est produite dans la région. Et une infime partie de celle-ci est bio. A Cergy, Alain nourrit une petite partie de la population avec ses légumes, mais il n’exploite que quelques hectares ; le Triangle de Gonesse offre 280 hectares de terres agricoles dont les potentiels fruits ne demandent qu’à finir dans les assiettes franciliennes, et pas forcément à des prix exorbitants.
Alain, maraîcher, présent lors du rassemblement à Gonesse. Photo Denis Allard pour Libération
«C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit mal manger», illustre Mireille Alphonse. Deuxième adjointe EE-LV à la mairie de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, elle est chargée de la transition et de la démocratie alimentaire, et soutient entièrement Carma. Elle a même fait voter une subvention de soutien au projet en décembre dernier, et veut nourrir les enfants de sa ville avec les légumes qu’elle espère voir bientôt pousser à Gonesse. «A Montreuil, on a environ 8 500 repas par jour dans les cantines scolaires, et on veut améliorer au maximum ce qu’on propose aux enfants. Il y a une augmentation très forte de l’obésité infantile, qui est évidemment due à la malbouffe, et les municipalités ont leur rôle à jouer là-dedans.» Elle travaille avec les agriculteurs impliqués dans le projet et espère réussir à les faire venir «au pied des immeubles» pour des marchés de quartier d’ici au mois de juin. Et dès le lancement effectif et tant espéré de Carma, elle voudrait que les enfants de Montreuil mangent local et bio. «Le combat contre la malbouffe, c’est aussi celui pour permettre l’accès au bio, en circuit court, aux classes populaires. Pourquoi ça serait réservé aux riches ?»
Julien Bayou, Eric Piolle, Yannick Jadot et Marie Toussaint (EELV), lors du rassemblement sur le «triangle de Gonesse», le 17 janvier 2021. Photo Denis Allard pour Libération
Une logique partagée par d’autres élus qui ont fait le déplacement : pour Eric Piolle, maire EE-LV de Grenoble, «il y a un vrai besoin de reconnecter les villes à l’agriculture, par des projets réfléchis, comme Carma». Lui aussi prône l’accès à de la production locale par des marchés de quartier, en circuit court, et revendique d’avoir été un des premiers maires à faire rouvrir les marchés de producteurs durant le premier confinement. Même constat du côté du député européen EE-ELV Yannick Jadot. «Carma répondrait à une véritable attente sociale, c’est un projet d’installation durable, qui permettrait de réduire la catastrophique dépendance alimentaire de l’Ile-de-France.» Privilégier un scénario d’entre-deux, avec l’urbanisation d’une partie de la zone, comme ce que propose l’un des scénarios prévus par Francis Rol-Tanguy dans son rapport, «n’est absolument pas acceptable».
Nourrir et former la jeunesse
Quel que soit le scénario choisi, la remodélisation de la ZAC prévue autour d’Europacity prendra du temps. Au moins trois ans selon Robert Spizzichino, un des pilotes du projet Carma : «Tout le bassin de Roissy est en crise. Plutôt que de revenir vers de vieilles recettes d’urbanisation qui n’ont plus aucun sens avec la crise sanitaire, il faut diversifier, s’adapter à la nouvelle donne. On a l’occasion de faire un pôle de l’agronomie du futur, il faut se lancer.» Et pour les terres agricoles, le projet Carma prévoit aussi l’arrivée d’une nouvelle génération d’agriculteurs. Un nom revient sur toutes les lèvres, celui de Marie Proix. Absente ce dimanche, elle est la fille d’un agriculteur local, qui, lorsque celui-ci a pris sa retraite, a repris l’exploitation avec son frère, en bio et en circuit court. «Mais elle n’est pas la seule, assure Robert Spizzichino. On reçoit énormément de demandes de jeunes qui veulent rejoindre Carma, et se former.»
Julien Vermignon, co-président de l’association «Nous Gonessiens». Photo Denis Allard pour Libération
«Il y a une nécessité de mécanisation pour faire du bio à grande échelle et produire de quoi nourrir la région, c’est sûr. Mais ça se fait», confirme Alain, l’agriculteur venu de Cergy. Lui ne viendra pas s’installer à Gonesse, puisqu’il a déjà son exploitation. «Mais Carma, c’est la possibilité de faire à beaucoup plus grande échelle ce qu’on fait déjà sur nos petits hectares respectifs. Les terres sont là, formons les jeunes.» Les jeunes de la région, Julien Vermignon les connaît bien. A 22 ans, il est membre du conseil d’administration de Carma, et investi dans l’association Nous Gonessiens, qui s’est donné la mission de présenter le projet aux habitants, et de faire remonter leurs commentaires et leurs idées, pour les y intégrer. «Le projet intéresse les jeunes. Mais il faut les former, et ici, il n’y a pas beaucoup de perspectives pour le moment.»
Autour de la zone, l’offre de formation est très centrée autour de la logistique, pour fournir de la main-d’œuvre au hub géant que représente l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. «Carma, c’est aussi créer des métiers dans l’imaginaire des jeunes, et leur donner accès à ces métiers. Bien sûr, il faut des techniciens agricoles, pour produire et transformer ce qu’on va faire pousser ici, mais pas que.» Il poursuit : «Une épicerie zéro déchets a ouvert à Gonesse, c’est le début d’un écosystème local. Il faut vraiment déconstruire les idées préconçues.» Selon lui, si le Triangle de Gonesse devenait ce pôle d’une agriculture moderne et novatrice, un nouvel éventail d’emplois s’ouvrirait aux jeunes de la région.
Photo Denis Allard pour Libération&
Le rassemblement de dimanche est centré sur l’urgence de la situation du Triangle de Gonesse : les travaux de la gare homonyme pourraient très vite débuter, signant pour les militants présents le début de l’inéluctable urbanisation de la région. Si la plupart des personnes présentes dimanche acceptent que la ligne 17 traverse le Triangle de Gonesse, la gare est, à leurs yeux, inutile. Pour eux, pas question d’interrompre la lutte. En atteste le Serment du Triangle, qui enjoint les signataires à se déclarer «responsables du vivant», et surtout à «le protéger contre toute tentative d’artificialisation et de destruction, quelle qu’elle soit».